Viviane Rosé
Le chemin aux deux bords
Amoureuse des couleurs et des formes mais aussi des mots et des concepts, fascinée par la vie et par l’esprit, j’ai frayé un chemin dont les deux bords - Peinture et Philosophie – bien qu’enrichis par d’autres approches culturelles et artistiques, ont maintenu leur différence et leur union. J’ai beaucoup lu, regardé, écouté avec attention et même ferveur des œuvres très diverses mais n’ai jamais éprouvé le besoin d’appartenir à un courant ni d’avoir un maître ou un modèle. Suivant une voie sans direction prédéfinie, j’ai décidé finalement vers la trentaine et après toutes sortes de « petits boulots », d’assumer le rôle de professeur de philosophie et de parachever le parcours universitaire (agrégation de philosophie, doctorat de philosophie de l’art et d’esthétique).
Ma thèse Temps, Affect, Sensation, de Cézanne à Matisse – que je me garderai bien de relater ici dans toute sa précision – porte une réflexion sur l’Affectivité comme organisation complexe de sensations (kinesthésiques, sensorielles, sensuelles, érotiques), d’affects et d’émotions, de schèmes de perceptions, de façons d’éprouver spatialité et temporalité, de rapports rétroactifs du conscient et de l’inconscient, de pensées, de volitions et de sentiments. J’ai donc concentré mon intérêt sur des œuvres picturales par lesquelles l’art manifeste et donne sens à une transformation de l’affectivité grâce à une contexture dynamique singulière.
Bien évidemment ma démarche de plasticienne ne figure pas une application ou illustration d’idées, elle a sa spécificité, ses difficultés, ses tâtonnements… et surtout étant plus proprement la mienne, elle m’engage davantage. Car il y a un immense décalage entre faire quelque chose par soi-même et analyser, commenter, expliciter ce qui a été déjà fait, écrit, dit par d’autres – même sans tenir un discours extérieur sur… en tentant de s’impliquer au maximum. Cependant ce vers quoi je tends à travers la peinture, la sculpture et la production d’images, c’est à une manifestation-transformation de l’affectivité entremêlant penser, sentir et vouloir et laissant transparaître beauté et liberté. D’où l’abstraction corporéisante imaginale des tableaux regroupés ici sous les rubriques (seulement suggestives) intitulées «Paysages corporels», «Ame et Vie», «Eau et Cosmos». En présentation d’une exposition à l’Hôtel Rochegude de la ville d’Albi (du 23 octobre au 4 novembre 2013) j’écrivais ceci: « Cette abstraction, en se souciant principalement de la mobilité de la contexture, corporéise, dynamise et spiritualise les formes (formations) et les couleurs (colorations), englobe l’ensemble de leurs relations, connexions non linéaires et entre-expressions, induit d’autres spatialités, rythmes hétérogènes et temporalités. Les discontinuités doivent entraîner des impressions d’auto-engendrement, de transformations, de mutations et de passages comme moment singulier d’une évolution complexe en laquelle énergie, matière, vie, conscience, esprit, corporéité, affectivité se nouent, s’entrelacent ou s’écartent. Y contribuent l’intensité et la modulation-vibration des couleurs, des formes et des plans, la pluralité des directions et des vitesses, les pulsations suscitées par l’asymétrie. La « surface » provoque alors des sensations d’avancée et de retrait, de contraction et d’expansion, de condensation et de dispersion, de superposition et d’écart. De plus en plus le schème fondamental ellipse/oblique, lui-même fluent, a contribué au Rythme total qui conjugue mouvement et équilibre mais aussi finitude, irréversibilité et temporalité ouverte.»
Mais autant dire que je fais ce que je peux ou que cela se fait à travers moi. De plus dans les dernières peintures (la série «Rivière» et la série «Esquisses»), il se passe encore autre chose… peut-être davantage de mobilité et de fluidité, de remous et de tournoiement, de jaillissement et d’éclats, de flottement et de survol s’accompagnant d’un changement de dominante colorée, le rapport jaune/bleu prenant le pas sur le précédent rouge/bleu. L’abstraction se fait alors plus «intérieure» et plus compréhensive de l’«extérieur», les verbes corpographiques (nager, plonger, flotter, voler, etc.) appartiennent tout autant au dedans qu’au dehors et inversement.
Entre temps j’ai cessé d’être professeur de philosophie et j’ai rencontré un poème japonais qui s’accordait avec mes marches quasi quotidiennes au bord du Tarn, mon sentiment et certaines images récentes inspirant les premiers tableaux de la série «Rivière»: «pas plus que les oies sauvages ne veulent se débarrasser de leur reflet, l’eau ne se soucie de recueillir leur image».
De plus j’ai changé ma signature laquelle reste maladroite car même mon écriture sur papier avec stylo est catastrophique. Longtemps j’ai signé tout simplement VR mais cela rendait trop V qui «erre». Ensuite est apparu V Rosé; après le décès de mes parents et une plongée dans les archives familiales, j’en ai eu assez de m’appeler Rosé. D’où aujourd’hui Vivian, nom ou prénom qui conserve le vivere latin.
Présentation du site
Est montrée ici une sélection d’«œuvres» réalisées pour la plupart entre 1997 et 2018. J’ai renoncé à y faire figurer des dessins à l’encre de Chine datant des années 1974 à 1991. Cependant certains tableaux visibles dans la rubrique «Rétrospective» restent marqués par l’imbrication du dessin et de la couleur; des corps (souvent nus) notamment dans «Six Méditations pour un jour», évoquaient des mouvements à la fois physiques, psychiques, spirituels et affectifs dans une ambiance cosmique voire sacrée. Par la suite j’ai délaissé les dimensions de l’imaginaire et du symbolique ainsi que les «figures» qui les peuplaient. Mais en revenant à l’«abstraction», à une abstraction moins sèche et géométrique qu’au départ (voir les premiers cartons toilés) j’ai tout recommencé. Par souci d’éviter une exposition historique linéaire les tableaux sont présentés (de même que les images) sous les différentes rubriques déjà mentionnées, il n’est toutefois jamais question pour moi de peindre par «thème».
La confection d’images qui a interagi de plus en plus avec la peinture, est très particulière et exige beaucoup de concentration malgré pas mal d’expérimentations ratées. Le détournement de l’utilisation habituelle d’un logiciel informatique peut aider à explorer les transformations ou mutations corrélatives de la spatialité et des formes, à quoi s’ajoutent celles des couleurs. Certes la médiation impose des contraintes, ne fait pas participer directement la mobilité corporelle et entraîne beaucoup d’effets imprévus. L’œuvre hybride, issue du hasard et de la nécessité, de l’affectivité de la pensée et de la raison technicienne, parvient à un moment de son processus à une existence qui a du sens. Au préalable il y a toujours photographie de quelque chose – qu’il s’agisse d’un étant naturel (paysage, arbre, fleur, rivière, pont, lune… fruit, légume, animal.. feu, givre, neige…), d’un objet fabriqué (livre, crayon, montre, bille, fenêtre…) ou d’un de mes tableaux. La photographie initiale est prise ou sélectionnée selon les vertus plastiques ou picturales supposées de la chose; celle-ci dans bien des cas disparaît complètement même si des liens étranges ressurgissent parfois entre la tonalité affective de ce qui est ressenti au contact de la chose et celle suggérée par l’image. J’ai nommé cette pratique poiétique imaginale. Pour le moment je l’ai laissée de côté.
Les deux séries de sculptures correspondent certes à des époques différentes mais elles divergent aussi de par leur matériau et les possibilités de le travailler. Le béton cellulaire utilisé dans les années 97-2001, quoique présentant beaucoup d’inconvénients (fragilité, poussière) est assez facilement malléable (avec maillet, ciseaux à bois, papier émeri). Il s’agissait de donner figure à un bloc blanc, inerte et de taille standardisée en partant seulement d’une sensation ou «idée» (formation de mouvement) intérieure. La sculpture naissait par attaques, brisures, creusements, arrondissements, contournements, caresses. Alors volume et vide, convexité et concavité, courbes et arêtes sont ressentis comme une danse du dedans. Plus encore que l’œil et la main c’est cette danse avec l’espace qui veille à ce que chaque point de vue délivre une impression de continuité, d’évolution, de rythme et de mobilité.
Les nouvelles sculptures (2014-2015) m’ont confrontée à la réalité de la pierre et par là à la résistance de la matière. La stéatite ou pierre à savon est glissante et peu agréable, la couleur est parfois trop uniforme mais peut réserver d’excellentes surprises. L’albâtre et la pyrophyllite sont assez lourds et beaucoup plus durs, surtout pour moi, tout ayant été travaillé à la main (avec ciseaux, râpes, rifloirs et papier abrasif à l’eau). J’ai dû davantage dégager certaines formes (qui semblaient) esquissées par la pierre existante comme si c’était pour révéler ses potentialités d’auto-engendrement, de poussée et de métamorphose.
Petite mise en garde
Je voudrais juste rappeler qu’une peinture ou une sculpture sont aussi des choses du monde. Selon l’endroit, l’environnement, la lumière du jour, l’ombre ou le rayon de soleil, où nous nous plaçons, comment nous bougeons, elles changent d’aspect. Dans les musées, les galeries ou autres lieux d’exposition, l’éclairage permet de mieux voir mais enlève beaucoup au «regard». Il en va de même pour l’écran à forte luminosité des téléphones portables, tablettes et ordinateurs. De plus la plupart des «spectateurs» des expositions, depuis plusieurs années déjà, ont le nez collé sur l’œuvre et ne songent même pas à prendre le recul nécessaire pour la laisser être et venir à leur/sa rencontre. Comme le disait Heidegger, seul «l’é-loignement» rapproche.
Par ailleurs vous pouvez lire n’importe quel ouvrage de philosophie (parmi les vrais pas ceux des pilleurs de fonds de commerce) en l’ouvrant n’importe où même si pour beaucoup il vaut mieux commencer par le commencement. Si vous êtes présent et à l’écoute, vous trouverez toujours quelque chose, hors de toute emprise et de toute croyance, que vous ne posséderez pas et qui ne vous possédera pas.